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LE NU-PROPRIÉTAIRE REFUSANT DE VENDRE PEUT DANS DES CIRCONSTANCES TRÈS PARTICULIÈRES VOIR SON REFUS QUALIFIÉ D’ABUS (CA PARIS 18/12/2013)

  
LE NU-PROPRIÉTAIRE REFUSANT DE VENDRE PEUT DANS DES CIRCONSTANCES TRÈS PARTICULIÈRES VOIR SON REFUS QUALIFIÉ D’ABUS (CA PARIS 18/12/2013)

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Problématique

 

 

 

L'abus de droit est une application particulière de la fraude à la loi, principe général du droit. La fraude à la loi peut être définie comme l'utilisation d'une règle de droit dans un esprit contraire à celui du législateur. Ainsi, on rencontre la fraude à la loi notamment lorsque la règle est appliquée en vue de nuire à autrui, de porter atteinte à ses droits fondamentaux. L'auteur cite Henri Capitant : "l'acte abusif est l'acte contraire au but de l'institution, à son esprit, à sa finalité." (Sur l'abus de droit – 1928)
La déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, intégrée à notre Constitution, énonce en son article 4 énonce : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits."

 

La fraude à la loi étant un principe général du droit, il est appelé à s'appliquer en de multiples domaines, comme l'usage abusif de son droit de propriété en vue de nuire à son voisin (arrêt de la Cour de cassation du 03 août 1915 Coquerel), l'abus de majorité, usage du droit de vote en vue de nuire aux autres associés (arrêt du 04 décembre 2007 de la Cour d’appel de Rennes : caractère d’abus non retenu).
Lorsque l'intérêt sérieux et légitime d'un acte n'est pas présent, alors qu'il existe une volonté de nuire, l'abus de droit peut être caractérisé.

 

La Cour d’appel de Paris s’est prononcée à propos d’un refus de vente d’un nu-propriétaire dans un arrêt du 18 décembre 2013.

 

 

Synthèse

 

 

 

Faits

 

Un défunt a institué en qualité de légataire universelle une personne physique, à charge pour elle de délivrer le legs particulier de la nue-propriété de sa maison, aux 2 petits-enfants d’une première épouse du défunt, par moitié chacun, l'usufruit revenant à la légataire.

 

Le 06 mai 2008, une agence immobilière a délivré un avis de valeur à la demande de la nièce du défunt estimant la valeur du bien à 225 000 euros, ce qu'elle confirmait par une attestation de valeur délivrée, cette fois, à la demande des nus-propriétaires le 05 août 2008.

 

L’usufruitière résidait chez sa fille du fait de son état de santé qui ne lui permet pas de vivre seule et n'avait donc pas l'intention de s'installer dans cette maison qui avait, au demeurant, besoin de travaux de réhabilitation d'un montant de 48 476,52 euros selon devis du 28 septembre 2009, établi après un rapport d'expertise amiable d’un architecte du 02 juillet 2009.

 

La décision de vendre a été prise par les trois légataires, ainsi que cela résulte du mandat donné le 06 septembre 2008 à l'agence immobilière, faisant suite à un mail d’un des nus-propriétaires du 14 août 2008 à cette agence, aux termes duquel il fournissait les coordonnées des personnes impliquées dans la vente du bien, prenant ainsi très clairement l'initiative des démarches nécessaires pour aboutir à la vente.

 

A la suite de ce mandat de vente pour un prix de 255 000 euros, rémunération de l'agence incluse, soit une somme bien supérieure aux avis de valeur précités, une attestation de valeur estimant le bien à 195 000 euros a été délivrée le 15 octobre 2008 à la demande d’un des nus-propriétaires puis, toujours à la demande de ce dernier, une autre attestation a été établie le 6 février 2009 pour un prix net vendeur de 190 000 euros, ce qui démontre en tout état de cause que le nu-propriétaire se situait toujours dans un projet de vente ;

 

 

La dernière attestation de l'agence en date du 10 avril 2009 établie à la demande de Mme V. de l'étude de notaires chargée de la succession, évalue le bien à 180 000 euros.

 

L'agence a informé les nus-propriétaires et l'usufruitière, en avril 2009, de l'offre qui proposait un prix de 190 000 euros.

 

Informé de cette offre, le nu-propriétaire a indiqué à l'agence, selon la lettre de son gérant du 21 avril 2009, qu'il préférait attendre, sans plus de précision sur cette déclaration.

 

Les juges de première instance ont jugé que son attitude caractérisait l'abus de droit, et à ce titre l’ont condamné au versement d’une indemnité de 30 000 euros.

 

Le nu-propriétaire demande l'infirmation du jugement en soutenant que le tribunal ne pouvait considérer qu'il avait  "fait preuve d'une particulière légèreté ; que le marché de l'immobilier ne s'est pas effondré comme l'observe le tribunal ; que l'offre a été adaptée aux circonstances ; qu'elle est corroborée par la déclaration de succession " , que bien au contraire, le concluant a collé au marché en permanence.

 

 

Arrêt

 

 

Les juges rappellent qu' "en application de article 595 du code civil, l'usufruitier peut jouir par lui-même, donner à bail à un autre, même vendre ou céder son droit à titre gratuit ;

 

Qu'il ne peut pas, en revanche, former une demande en partage, dès lors qu'il ne se trouve pas en indivision, mais dans une situation de démembrement de la propriété."

 

Les juges considèrent :

  • "qu'au vu de la situation de Mme S [usufruitière] rappelée plus haut et qui n'est pas contestée en appel, seule la vente du bien dans son intégralité ou de ses droits d'usufruit pouvait permettre à l'usufruitière, née en 1930, de jouir de son usufruit ;
  • qu'il est établi que M. M. [nu-propriétaire] était d'accord avec l'option choisie de vendre le bien, ainsi qu'en attestent l'ensemble de ses démarches auprès de l'agence et principalement le mandat de vente donné le 6 septembre 2008. "

 

 Ils jugent "que le revirement de M. M. [nu-propriétaire] sans motif invoqué, qualifié de légèreté par le tribunal, constitue un abus de droit dès lors qu'il ne pouvait ignorer que son attitude plaçait Mme S. [usufruitière] dans une impasse, celle-ci se trouvant ainsi privée de toute possibilité de jouir de son usufruit, tout en ayant l'obligation de payer des droits de succession de 60 % de la valeur du legs, ce qu'elle a fait, le 9 septembre 2009 en réglant au Trésor public la somme de 34 474 euro, et qu'il a ainsi trompé la confiance légitime de Mme S. avec laquelle il avait formé des projets de vente très avancés."

 

 

Ils relèvent "qu'à la date où la cour statue, M. M. [nu-propriétaire] ne produit aucune offre d'achat à un prix plus élevé, ce qui corrobore le caractère abusif de son refus de vendre en avril 2009."

 

Les juges confirment par conséquent le jugement de première instance en toutes ses dispositions.

 

Analyse

 

 

Le nu-propriétaire reste libre d’exercer ses droits de disposition quant au bien démembré, notamment de ne pas donner son accord à la vente.

 

Si l’abus est ici constaté, c’est en raison des circonstances très particulières :

  • absence d’utilité de l’usufruit pour l’usufruitière,
  • et revirement sans motif du nu-propriétaire lors du processus de vente.

Ces éléments ont amené les juges a considéré que le comportement du nu-propriétaire était uniquement motivé par la volonté de nuire à l’usufruitière.

 

 

On relèvera cependant que selon l'article 1142 du Code civil "Toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts en cas d'inexécution de la part du débiteur."
Ainsi, celui qui se voit reconnu comme l’auteur d’un abus de droit ne peut être forcé (à la vente en ce cas), mais seulement condamné au versement d’une indemnité pour le dommage.

 

 

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